Si la nature est elle-même meurtrie par un passé violent, comment témoigner de l’après coup des paysages ? Comment un paysage qui a connu des crimes d’une grande ampleur peut-il offrir une visibilité de l’Histoire ? Comment donner à voir, par la création, un « paysage de mémoire » – paysage entendu à la fois comme espace physique et psychique, et mémoire comme entrelacement de l’histoire collective et de l’histoire individuelle ?
Le colloque international « Landscapes-Afterwar(d)s » s’articule autour des relations entre « Mémoire et paysage » dans le contexte de la création artistique et met en jeu une forme de « crise du regard ». A l’opposé du sens commun qui attribue au mot « crise » les notions d’urgence et de danger, Nicole Loraux rappelle dans son livre, La Cité divisée (1997), que la crise renvoie à trois étapes : la convulsion, la délibération et le jugement. De la perturbation naît la nécessité d’un travail critique et de remise en question d’un système et d’un mode de fonctionnement. La crise peut être perçue comme une transition (parfois brutale) qui permet de renégocier et de partager l’espace d’un vivre ensemble. L’historienne rappelle également que l’amnistie n’est pas l’oubli, que l’on n’oublie pas sur décret. Devant les crimes imprescriptibles, on ne peut se contenter de commissions «vérité et réconciliation» ou de se satisfaire des monuments élevés à la mémoire des victimes. Elle plaide pour un travail du deuil qui, selon elle, est l'«incorporation du passé douloureux ou litigieux, et non rejet ou retranchement de celui-ci ». Les questions et réflexions de Nicole Loraux sont toujours d’actualité face aux conflits et aux bouleversements que nous connaissons ces dernières années.
Or, l’art devant l’extrême met en crise le regard, en le portant ailleurs, notamment vers le hors champ de l’histoire. Les artistes montrent que la crise invite à une énergie créatrice. Leurs œuvres interrogent notre aveuglement et nous confrontent aux dénis et aux erreurs commises. Il s’agira d’analyser les modalités de regard et les inventions formelles (usage des archives ou des images numériques) qui révèlent une tension dialectique entre la présence et l’absence, entre l’oubli et la mémoire. La question du paysage interroge un hors-champ mémoriel, l’inaperçu ou l’invisible.
Cette question est particulièrement prégnante au Cambodge où l’’immense majorité de la population, dont 65% est âgée de 15 à 25 ans, a très difficilement accès à sa propre mémoire. Le travail d’archives devient essentiel dans la valorisation des modes d’écriture et de diffusion par l’image ; en plaçant la question de l’Histoire et la brisure identitaire au cœur de leur réflexion, ces artistes agissent pour contrer cet effacement du passé. Réemployés, détournés de leurs usages traditionnels, les films, les photographies, les sons, les objets, peuvent travailler une mémoire non-discursive, faisant du document un opérateur de remémoration ou de fiction. La notion de « postmémoire », par laquelle Marianne Hirsch désigne les effets d’un traumatisme sur la génération suivant celle des victimes, est ici une dimension essentielle des œuvres.
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