2024 - 2026
Enrico Camporesi (chargé de la recherche et de la documentation, service du cinéma expérimental, musée national d’art moderne, Centre Pompidou)
La poésie n’a jamais été autant présente dans l’environnement culturel et médiatique, grâce aux écrans des smartphones et au réseaux sociaux. Dans cette circulation poétique ultracontemporaine il est possible de discerner l’héritage de gestes et pratiques bien plus anciens, qui ont été générés par la rencontre de la poésie avec l’image en mouvement. Conçu à la fois comme une enquête historique et théorique, le projet « Métriques » identifie comme terrain de départ la collection film du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou. C’est à partir de ces objets qu’il sera possible d’esquisser un véritable dialogue méthodologique, inévitablement expérimental, entre film et poésie.
La poésie en tant que paradigme filmique joue en outre un rôle crucial dans la fondation même de la théorie du cinéma dès les années 1920. Ce sont les formalistes russes (Poétique du film, 1927, voir notamment Chklovski) qui identifient et opposent un cinéma de prose et un cinéma de poésie. Dans cette répartition, ce dernier serait caractérisé par la prédominance des traits techniques formels sur les traits sémantiques. L’histoire des relations et échanges entre cinéma et poésie part de ce moment inaugural, qui noue la reconnaissance du cinéma comme langage à l’aspiration artistique du cinéma. Du point de vue théorique l’aventure sémiologique des années 1960 prolongera cette investigation du paradigme poétique culminant, en 1965, avec la formulation du « Cinéma de poésie » par Pier Paolo Pasolini.
Ce projet de recherche n’a pas pour ambition de retracer cette histoire, dont il faudra toutefois retenir les moments fondamentaux. L’idée est ici plutôt de poursuivre une investigation autour d’un corpus, celui de la collection film du Centre Pompidou, qui a pour vocation, dès ses débuts, de ne conserver que des films expérimentaux ou des films d’artistes. Il se trouve qu’il relève presque du lieu commun de parler du film expérimental comme du « cinéma lyrique » opposé à la « prose » du cinéma narratif. La poésie serait ainsi, métaphoriquement, durablement inscrite dans cette production (c’est quelque chose que la grande histoire du film expérimental nord-américain dressée par P. Adams Sitney – Le cinéma visionnaire, 1974-1978-2002, n’ai fait que confirmer).
L’histoire des relations entre cinéma expérimental et poésie est, pourtant, bien plus complexe, et dépasse la simple métaphore. D’abord c’est, littéralement, un « cinéma de poètes ». Pour revenir sur le cinéma expérimental états-unien de l’après-guerre, ils sont nombreux les poètes qui ont fait du film leur moyen d’expression privilégié. Maya Deren dans les années 1940 abandonne ses ébauches de poèmes « écrits » pour ne se dédier que à la caméra 16mm. C’est la même cinéaste, figure centrale du renouveau du film expérimental de l’après-guerre, qui interviendra dans le symposium new-yorkais de 1953 « Poetry and the Film » pour esquisser les traits fondamentaux du film poétique à opposer au film diégétique.
Les grandes figures du cinéma expérimental ont par la suite travaillé dans cette direction, en multipliant par ailleurs les contacts avec les poètes de leur génération – on pense aux collaborations et échanges, dans les années 1950-1960, entre des cinéastes tels Stan Brakhage, Bruce Conner ou Larry Jordan, avec les poètes, Kenneth Rexroth, Michael McClure, Robert Duncan, ou Philipe Lamantia. Ces échanges, ancrés et établis aux Etats-Unis, trouvent leurs équivalents dans d’autres scènes également représentées dans les collections du Centre Pompidou : dans l’Italie des années 1960 (notamment le travail de Massimo Bacigalupo), l’Angleterre des années 1970 (Lis Rhodes, poète et cinéaste), ou encore la scène française des années 1960 jusqu’aux années 1980 (notamment à travers l’alliage de film expérimental et poésie sonore, qui a été récemment à l’honneur lors du colloque « zigzaguer – cinéma et poésie »).
Ce projet de recherche sera l’occasion de revenir sur ces épisodes significatifs, mais aussi et surtout l’occasion de mettre un place une méthodologie véritablement expérimentale. En réunissant des spécialistes des deux domaines, ce projet vise non tellement à tester la possible application des notions d’un champ à l’autre (de la poésie au cinéma et inversement) mais plutôt à instaurer un dialogue méthodologique qui s’intéressera de près aux modes textuels que l’intersection de poésie et image en mouvement sont capables de générer.
Comment peut un film porter un texte poétique ? Quelles opérations d’écriture peuvent être discernées dans ce corpus ? Bien qu’en étant conscient de la productivité de la métaphore poétique à l’intérieur de cette histoire du cinéma, le projet vise à dépasser cette acception pour, au contraire, la prendre à la lettre : comment traduire, comment adapter, comment faire de la poésie en images en mouvement ?
Le titre du projet « Métriques » se veut programmatique : pourquoi adopter la convention du « mètre », alors que les pratiques n’ont fait que l’exploser et la dépasser depuis des décennies ? D’un côté le pluriel souligne précisément cette multiplicité des approches. De l’autre, le mot est cher aussi aux connaisseurs du film expérimental. C’est ainsi que le cinéaste autrichien Peter Kubelka (initiateur de la collection film du Centre Pompidou) définissait son montage particulier, qui se fondé non plus sur le plan, mais sur le photogramme même. Le « mètre » n’est par ailleurs pas, dans ce domaine une métaphore : cela reste toujours l’unité de mesure la plus précise pour mesurer le film photochimique.
Vincent Broqua (Professeur des Universités, Directeur de l’Unité de Recherche TransCrit, Université de Paris 8), Pierre Eugène (Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne), Mica Gherghescu (Responsable du pôle Recherche à la Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou), Philippe-Alain Michaud (Conservateur, chef du Service du Cinéma expérimental, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou), Jonathan Pouthier (attaché de conservation, Service du cinéma expérimental, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou), Barnabé Sauvage (ATER, Université Paris Cité)