Pavlos Antoniadis
La crise sanitaire actuelle a impacté le spectacle vivant de façon négative sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale(2). Le revenu provenant des concerts s’effondre et les services de diffusion en flux (streaming) dominent dans le marché, en renforçant les tendances bien établies déjà avant la crise(3). Les marchés humides des animaux vivants(4), épicentres des pandémies modernes du XXIe siècle, se révèlent intimement reliés aux "marchés humides" de la musique.
Mais pourquoi humides ? Le terme est littéral dans le cas des marchés des animaux vivants, en faisant référence à une circulation liquide généralisée : pas uniquement au fait qu’ils s’agissent très souvent des marchés de fruits de mer, leurs sols toujours humides grâce à la glace fondante ou au nettoyage constant de stands de nourriture, mais aussi à l’écoulement du sang des animaux sauvages qui sont abattus et à la transmission des virus entre les espèces. C’est exactement cette proximité des humains aux animaux, une proximité démesurée, non réglementée, avare, produite elle-même de la crise écologique, qui ironiquement menace à transfigurer l’interanimalité et l’intercorporéité (M. Merleau-Ponty dans R. Bocalli, 2019) comme fondation de l’acte musicale. La coexistence physique entre les musicien.ne.s et les spectateurs, un "marché humide" des impulses et produits du corps musical, des émotions excités, parfois des larmes, sueur et sang, est maintenant disponible à approprier, à "abattre" et vendre dans un marché aussi "humide" mais de façon différente : C’est le marché de diffusion en flux des données numériques entre les cerveaux reliés en réseaux, le wetware (la couche biologique) et le netware (la couche réseau) des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), complément de la distinction entre software (logiciel) et hardware (matériel) dans le cadre d’un capitalisme cognitif (Y. M. Boutang, 2007).
Au même temps, cette crise double sur l’économie présentielle des arts a provoqué une multitude de réponses créatives au niveau artistique et également au niveau technologique, qui nourrissent les spéculations sur l’avenir de la musique. De concerts de solidarité improvisés aux balcons jusqu’aux salles virtuelles des grandes festivals; de la prolifération anarchiste de diffusion des concerts dans les endroits les plus intimes des musicien.ne.s en précarité jusqu’au monopole de la plateforme de téléconférence Zoom, qui dévient la nouvelle tapisserie de nos communications en ligne; de la lutte contre la latence dans la transmission sonore jusqu’à la recherche des nouvelles technologies d’interaction musicale, plusieurs questions se posent : Quel serait le destin du spectacle, et plus particulièrement de la performance musicale, dans une situation de médiation numérique généralisée des interactions entre les interprètes et le public ? Est-ce qu’une culture de simulation des interactions physiques et sociales dans une salle virtuelle pourrait simuler ou remplacer l’expérience du réel ? Est-ce qu’on pourrait vraiment distinguer entre une "distanciation physique" et une "distanciation sociale" ? Au delà de la performance télématique sous forme de "concerts zoom" capitalisants sur le son et l’image de la performance, qu’est-ce qu’il apporte l’intégration potentielle des données d’interaction physique, par exemple mouvement ou haptique, dans le cadre de "l’Internet des objets", de la réalité virtuelle et augmentée du concert ? Qu’est-ce qu’il se passe à la valeur de la performance musicale, par rapport aux rémunérations des concerts en ligne et aux droits d’auteur ?
Ce texte n’esquisse que quelques non-réponses initiales, brèves, provisoires, elles mêmes assez "humides"de passion pour ça qui semble en train d’être perdu et une certaine impatience pour une nouvelle écologie guatarienne entre le réel et le virtuel, le symbolique et le numérique, le cognitif et le corporel, le sociale et l’intime. En provenant d’un pianiste et musicologue qui travaille avec des technologies interactives dans la musique contemporaine, ce texte – prélude à un article plus développé - reste toujours dans le domaine de la musique savante. Bien entendu, il y a des situations musicales beaucoup plus "humides", vivantes, participatifs que ce genre. Mais c’est exactement la nature hybride de la performance de la musique savante, sa nature entre rituel et abstraction symbolique, qui lui rende extrêmement sensible comme objet de réflexion dans l’état donné : D’une certaine façon, la transfiguration du corps musical dans la musique savante a toujours été technologiquement médiée, la technologie a toujours été son ontologie.
Notre réflexion tente de dépasser le choc de Covid-19 en contextualisant les développements actuels le long des lignes plus grandes, notamment: les origines biopolitiques de la performance musicale, par rapport au concept de formalisation des techniques disciplinaires du corps, aux institutions d’enseignement musicale, à son abstraction / symbolisation sous forme de l’écriture musicale et à l’hiérarchie entre le compositeur et l’interprète (W. Lessing, 2014); l’histoire de la technologie musicale comme une histoire des ‘mutilations’ et ‘augmentations’ du matériel et des agents (D. Keislar, 2009 après Marshall McLuhan); la captation des expériences musicales par les dispositifs de web 2.0 du capitalisme cognitif, avec une transformation correspondante de l’économie politique du spectacle vers la direction de travail immatériel, des intangibles, de l’innovation et de la valorisation (Y. M. Boutang, 2007); l’appropriation dans l’avenir proche des données intimes, données biométriques de la performance, dans la cadre d’un capitalisme de surveillance (S. Zuboff, 2019), où la modification du comportement humain serait conduite par les marchés des ces données "humides", récoltées par des "barons invisibles" (W. Neidich, 2013, p.15) ; la "musicalisation" croissante, finalement, des NTIC elles-même, dans le sens d’une virtuosité ou performativité demandées par l’utilisateur au niveau des interfaces, qui a informé le développement de ces technologies (par exemples les GUI des ordinateurs) et qui va exploser dans la recherche de la réalité virtuelle ou augmentée, intégrante les interactions haptiques et biométriques (W. Buxton 2008, citation dans Holland 2013, p.3).
Du coup, le choc de Covid-19 n’est qu’un catalyseur pour les processus diachroniques d’abstraction et absorption de la performance musicale dans les dispositifs actuels du capitalisme cognitif : En "mutilant" la coexistence physique et en "augmentant" sa liquidation numérique, la situation actuelle suive la ligne historique d’une transformation alchimique de la performance musicale : de praxis aux symboles, aux énergies physiques enregistrées et aux données numériques. On peut considérer cette ligne de symbolisation – sa technicité dans le sens de Bernard Stiegler- dans la performance musicale comme une déhiscence (J.-L.Nancy, 2020, p. 65) : pas une opposition à la nature, mais comme une bifurcation de la nature organique de la performance musicale, la création d’un rapport à elle même. Dans cette conception, le corps forme un constant entre les formes du réel et du virtuel, soit en termes d’une animalité à abattre ou des cerveaux en réseau et en streaming.
Cependant, ce qu’il reste plus urgent est la question sociopolitique, au-delà des "apéros zoom" et d’autres rituels vides de simulation de l’interaction sociale en distanciation physique : En poursuivant la critique de David Graeber aux théories de post-operaismo et au capitalisme cognitif, nous ne devons pas perdre de vue, qu’aucune réification matérielle, aucune nouvelle matérialité portante ça n’importe quelle nouvelle balance entre le réel et le virtuel, le corps et les données numériques de la performance, la plasticité cérébrale et culturelle (W. Neidich 2013, p.23) pourrait remplacer le plus important aperçu de Karl Marx : Que le monde ne consiste pas d’une collection des objets discrets à vendre et à acheter, mais des actions et des processus sociales. La valeur dans les arts, ci-inclus la performance de la musique savante, n’est jamais produite par l’adaptation des circuits de l’industrie musicale, des plateformes à streaming, des festivals et directeurs artistiques, des médias et des états aux mutations technologiques accélérées par Covid-19, mais, au contraire, par le courage des artistes à créer des enclaves post-capitalistes, ou : "..it has been possible to experiment with forms of work, exchange, and production radically different from those promoted by capital. While they are not always self-consciously revolutionary, artistic circles have had a persistent tendency to overlap with revolutionary circles; presumably, precisely because these have been spaces where people can experiment with radically different, less alienated forms of life. The fact that all this is made possible by money percolating downwards from finance capital does not make such spaces “ultimately” a product of capitalism any more than the fact a privately owned factory uses state supplied and regulated utilities and postal services, relies on police to protect its property and courts to enforce its contracts, makes the cars they turn out“ultimately” products of socialism. Total systems don’t really exist, they’re just stories we tell ourselves, and the fact that capital is dominant now does not mean that it will always be" (D. Graeber, 2008, p. 11).
Ces enclaves autogérées, marginales, mais poreuses à leur rapport aux structures systémiques, resteront par définition humides.
Dédié à la mémoire de David Graeber, disparu le 02.09.2020 à Venise.
Liste des références
Boccali, R. (2019). « Sur l’intercorporéité et l’interanimalité. Merleau Ponty et la chair primordiale. ». Revue de métaphysique et de morale, 2019/1 No 101, p. 39-49. Presses Universitaires de France
https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2019-1-page-39.htm (accès le 05.09.2020)
Moulier Boutang, Y. (2007). Le capitalisme cognitif. Paris : Editions Amsterdam.
Lessing, W. (2014). “Versuch über Technik” in: Hiekel, J.P., Lessing, W. (Eds.) Verkörperungen der Musik. Interdisziplinäre Betrachtungen. Bielefeld : Transcript Verlag.
Keislar, D. (2009).“A Historical View to Computer Music Technology”, in Roger T. Dean (ed.) The Oxford Handbook of Computer Music, Oxford University Press, 2009, pp. 11-43
Zuboff, S. (2019). The age of surveillance capitalism. The fight for a human future at the new frontier of power. New York: Public Affairs.
Neidich, W. (Ed.) (2013). The Psychopathologies of Cognitive Capitalism : Part Two. Berlin : Archive Books.
Buxton, W. (2008). “My vision isn’t my vision: Making a career out of getting back to where I started”. In T. Erickson & D. McDonald (Eds.), HCI remixed: Reflections on works that have influenced the HCI community (pp. 7–12). Cambridge, MA: MIT Press.
Holland, S., Wilkie, K., Mulholland, P., Seago, A.(eds.) (2013). Music and Human-Computer Interaction. London : Springer
Graeber, D. (2008). “The sadness of post-workerism, or “Art and immaterial labour” conference, a sort of review”. The Commoner, 1 April
https://libcom.org/library/sadness-post-workerism?fbclid=IwAR0UknCwiRF625Sj6Hr8BNWkZw4ZTNU9quG_gygPX3lDqhmHE7tVhmYWv54 (accès le 05.09.2020)
Notes
(1) Cet article est une version preprint de ma contribution au livre collectif Arts, écologies, transitions. Construire une référence commune, projet porté par Roberto Barbanti, Isabelle Ginot, Makis Solomos, Cécile Sorin.
(2) https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture- chiffres-2007-2020/L-impact-de-la-crise-du-Covid-19-sur-les-secteurs-culturels (accès le 05.09.2020)
(3) https://www.weforum.org/agenda/2020/05/this-is-how-covid-19-is-affecting-the-music-industry/ (accès le 05.09.2020)
(4) https://en.wikipedia.org/wiki/Wet_market (accès le 05.09.2020)