MISE EN CORRESPONDANCE. CONTRE-CARTOGRAPHIE DE LA RECHERCHE-CRÉATION
Chercher, rechercher, ce serait s’intéresser à re-disposer un métier, à re-définir l’articulation d’une technique et d’une méthode.Pierre-Damien Huyghe
J’ai commencé mon parcours de recherche à l’EUR ArTeC en me comparant à un gros ballon volant qui survole les toits à basse altitude (celui de la première vue d’en haut filmée par les frères Lumière dans Panorama pris d’un ballon captif, comme expliqué ici). Il s’agissait de la métaphore parfaite pour décrire mon parcours de recherche « sur le terrain » : bien qu’il s’agisse d’un œil qui scrute d’en haut ce qui se passe, il est vu par les personnes au sol en train de tracer son chemin de manière plutôt maladroite. La localité où a été tourné ce court film reste inconnue : le point de vue est trop bas, la caméra trop bancale, le cadre de la photographie trop étroit. Il s’agit d’une prise de vue dysfonctionnelle, qui ne sert à rien si ce n’est à montrer le sentier aérien parcouru. C’est de là que je veux repartir pour faire le point sur ma recherche, à travers mon positionnement « tremblant et à basse altitude » à propos de la recherche-création. Avec cette approche, j’entends souligner la désorientation que j’ai éprouvée face à la tentative de définir la recherche-création.
Dès mes premiers pas chez ArTeC, j’ai vite réalisé que mon regard sur la recherche-création ne pouvait pas être tourné vers ce sujet général. Je n’avais que deux mois de recherche pour structurer un dossier et il aurait été impossible de construire un panorama complet sur cet argument. Tout d’abord, de nombreux articles et essais sur la recherche-création ont déjà été écrits. Une seconde raison concerne les objectifs de ma recherche, c’est-à-dire faire une comparaison plutôt expérientielle entre la formation artistique dans les universités italiennes et françaises.
« Je vois la recherche-création comme une attitude, une posture pour mettre en jeu le savoir » m’a dit Charlotte Bouteille-Meister, coordinatrice du master ArTeC, lors d’un entretien dans un café en face de l’INHA. L’entretien avec Charlotte était le dernier que j’ai réalisé, début mars. Depuis cette définition, c’est comme si tout le travail d’enquête effectué au cours des deux mois précédents était beaucoup plus clair : mon travail aurait pris du sens à travers un bilan des stratégies et des réflexions par lesquelles un réseau de professeur.es, de chercheur.ses et d’étudiant.es essaie de mettre en jeu le savoir. Je me suis demandé : comment puis-je donner une forme à mon expérience sur le terrain, pour ne pas perdre de vue les éléments qui ont nourri mes questions ? Simplement en retraçant les étapes que j’ai franchies, en les retravaillant sous forme de petits retours.
Au sein de la communauté ArTeC, il y a une conscience partagée que « recherche-création » est un mot qui divise et qui, paradoxalement, alimente la dichotomie entre différentes approches de la création (pratique et théorique). Il s’agit d’une notion qui risque de devenir autoréférentielle parce que ce n’est pas une notion résolue. Mon regard a découvert, intrigué et ravi de ne pas être le seul, l’aile d’incertitude qui entoure la recherche-création. J’ai donc essayé de reconnaitre et élaborer une « contre-cartographie » pour unir la désorientation qui a caractérisé ma recherche - méthodologique (quelle approche pour une recherche sur le terrain ?) et terminologique (un peu comme dans toutes les expériences à l’étranger, il faut s’orienter vers un nouveau vocabulaire) - au réseau - disciplinaire et géographique - de l’EUR ArTeC. Ma cartographie est désordonnée, elle n’est pas dans un ordre temporel, et elle délimite mes questions et ré-actions à certaines des expériences vécues.
SITUATIONS. UNE SELECTION D’ETAPESLa conférence « Les formes du visible » de Philippe Descola à Poush
Géographie dysfonctionnelle
Prenez l’un des plus grands anthropologues contemporains et mettez-le à faire une conférence sur le rapport entre images et animisme dans une salle de quelques mètres carrés, avec le plafond cassé, dans la banlieue de Paris. Au cours de la conférence, les étudiant.es du Diplôme Inter-universitaire ArTeC proposent des images à analyser avec lui. Poush est un espace de résidence pour artistes où ArTeC a occupé un espace de création jusqu’au mois de mars 2022. Pendant la conférence, on peut entendre les bruits des voitures en queue sur le périphérique et les bruits provenant des autres studios d’artistes : le côté géographique d’ArTeC s’est révélé à moi à ce moment-là.
Quel est le lieu de la création ? Quel est le lieu de la recherche ? Quelle différence entre le lieu de l’institution et le lieu de l’expérimentation ?
L’entretien avec Valentin Vennesson au 6B de Saint-Denis.La recherche-création est-elle le film-essai ?
La recherche-création est-elle différente de la création ? La notion de recherche-création pousse-t-elle à reconnaître le côté uniquement intellectuel de la création ?Valentin Vennesson est un étudiant en Master 1 à ArTeC. Lors de notre rencontre, qui s’est déroulée à l’espace 6B de Saint-Denis - où il a un studio en résidence avec son collectif Capsule - Valentin m’a expliqué que, pour lui, la recherche-création correspond à une sorte de « paradigme » lié aux essais cinématographiques d’auteurs comme Harun Farocki, Chris Marker et Hito Steyerl. En effet ce type de création cinématographique a une évidente valeur de recherche parce que des réflexions théoriques sont rendues explicites à travers la narration audiovisuelle.
Le MIP « Le nouveau Décaméron » au Nouveau Théâtre de MontreuilLe réseau relationnel
Le réseau de l’EUR ArTeC a été l’un des points clés de mes réflexions avant mon départ de l’Italie : j’étais fascinée par le lien entre universités, grandes écoles d’art et institutions culturelles parisiennes. Le premier MIP ArTeC que j'ai suivi, celui de Sabine Quiriconi au Nouveau Théâtre de Montreuil, a été l’un des ressorts pour me faire comprendre que la valeur du réseau ArTeC n’était pas dans son image institutionnelle, mais dans le réseau relationnel qui se cache derrière les modalités de collaboration selon lesquelles certains cours sont structurés. Par exemple le MIP « Le nouveau Décaméron » a réuni les compétences et les modalités de travail de trois professionnels (le metteur en scène Jean Boillot, le vidéaste et scénographe Jacques Hoepffner et l’enseignante Sabine Quiriconi) et celles des étudiant.es participant.es. Le cours consistait à travailler en équipe pour gérer la mise en scène des scénarios à travers un logiciel. La fréquentation de ce MIP m’a permis de donner corps à une réflexion : lors qu’on parle d’interdisciplinarité il ne s’agit pas, bien évidemment, de disciplines en elles-mêmes en relation, mais de personnes appartenant à des domaines disciplinaires différents qui se rapportent, ensemble, à la création.
En quoi le terme indiscipline (cher à Myriam Suchet, autrice du livre homonyme Indiscipline !, et à beaucoup d’enseignant.es ArTeC) répond-il mieux, que le terme « interdisciplinarité », aux exigences méthodologiques des cours ArTeC ?
Sans aucune prétention d’exhaustivité, je conclus ces trois étapes de ma contre-cartographie en revendiquant leur nature d’ensemble indiscipliné de feedback. Face à ma tentative initiale de fixer les formes de la recherche-création, j’ai voulu légitimer la désorientation et l’impossibilité de définir une voie si ce n'est par un coté relationnel - de mise en correspondance - entre mon regard et les lieux que j’ai visités, les événements que j’ai vécus et les rencontres que j’ai faites. En refusant d’analyser la recherche-création comme objet théorique, ce mode de travail (c’est-à-dire, retracer l’observation et l’écoute de certaines situations vécues en tant qu’étudiante et interlocutrice), a été le point de départ à travers lequel j’ai délimité la structure de mon dossier de recherche.